Anne Bragance : Entretien

Publié le par BENJELLOUN

Anne Bragance
Une enfance marocaine
Un « testament de lumière »
 
(Entretien)
 
Mohammed BENJELLOUN
Département de Langue et
Littérature Françaises
Faculté des Lettres
El Jadida
Maroc
 
 
mo.benjelloun@menara.ma
 
 
 
Récit d’une extrême fraîcheur, Une enfance marocaine (éditions Actes Sud, Collection « Un endroit où aller », 2005) revendique haut et clair l’appartenance de la romancière Anne Bragance au pays où elle a passé toute son enfance et une bonne partie de son adolescence. Faisant discrètement écho aux Soleils rajeunis (éditions du Seuils, 1977, réédité chez Actes Sud en 2005), publié vingt-huit ans plus tôt, ce recueil se construit autour des souvenirs de l’enfance de la très jeune narratrice casablancaise. Anne Bragance s’y livre en effet au jeu du dévoilement autobiographique de ce qui a formé la personnalité de l’écrivain, de ses rapports aux mots, au langage, de l’expérience de l’écriture, de la découverte du monde de la fiction… Mais elle y pose aussi des questions très difficiles concernant l’identité, les différences culturelles, linguistiques et sociales, l’exil, la patrie et hasarde des réponses désabusées, nostalgiques, parfois ironiques aussi, parle, dénonce d’une voix claire mais attendrie les bêtises de toute une génération.
 


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Anne Bragance


L’entretien
 
MOHAMMED BENJELLOUN : Pourquoi avez-vous écrit Une enfance marocaine ? Qu’est-ce que vous avez voulu dire ?
ANNE BRAGANCE : Je voulais laisser un testament de lumière à mes filles. Qu'elles sachent mieux, vraiment, qui je suis et comment je me suis construite. Cette vérité-là était difficile à exprimer oralement, lors d'une conversation autour d'une table par exemple. Seule l'écriture pouvait la restituer, la contenir. Mes filles aiment beaucoup ce livre elles l'ont perçu comme je le souhaitais : un don, mon « testament de lumière ».
MOHAMMED BENJELLOUN : Après Les Soleils rajeunis, qui avait une certaine tonalité autobiographique en rapport avec l’espace marocain, vous avez attendu plus de vingt ans pour écrire Une enfance marocaine. Faut-il être mûr pour accepter la mémoire dans son intégralité ?
ANNE BRAGANCE : Pour ce qui me concerne, oui, puisque je ne suis « passée aux aveux » autobiographiques qu'assez tardivement. Je pense que la mémoire n'est jamais saisie dans son intégralité mais que, par la force des choses, elle est grevée de lacunes, d'oublis, bref qu'on ne livre jamais qu'une mémoire parcellaire. Ainsi, Une enfance marocaine procède par petites touches (ou fragments) à la manière impressionniste. L'ensemble de ces touches donne un « tableau » qui s'intitule Une enfance marocaine.
MOHAMMED BENJELLOUN : Quels sont les risques et dangers de l'autobiographie ?
ANNE BRAGANCE : Ils sont nombreux, c'est sans doute pourquoi j'ai si longtemps hésité à m'y livrer. D'autres, au contraire, s'y ébattent à l'aise et sans crainte. Mais pour moi qui suis assez sauvage et plutôt pudique, évoquer des sujets si intimes et personnels n'était pas évident. Entreprendre une telle démarche nécessitait de ma part un effort: j'ai dû me faire violence... En outre l'entreprise autobiographique suppose de mettre en scène des tiers, ce qui peut poser problème.
MOHAMMED BENJELLOUN : Est-ce que vous croyez que l'autobiographie véritable est celle qui consiste à revenir à l'enfance ?
ANNE BRAGANCE : Dans la mesure où elle se veut sincère et exhaustive, l'autobiographie ne peut faire l'économie de ce retour à l'enfance, laquelle est la matrice où se décide et s'ébauche l'adulte.
MOHAMMED BENJELLOUN : êtes-vous revenue au Maroc après votre départ ? L’écriture vous permet-elle une forme de retour au bercail ?
ANNE BRAGANCE : Je ne suis pas retournée au Maroc depuis 1978, année où j'y suis allée avec mes enfants et leur père (né à Rabat) afin de leur faire connaître le « berceau » de leurs aïeux... Depuis, jamais, même si l'envie de ce retour m’a toujours habitée. Ecrire Une enfance marocaine était peut-être en effet une manière de retour spirituel et non physique, un retour dans le temps et l'espace.
MOHAMMED BENJELLOUN : Quel rapport entretenez-vous avec la littérature marocaine d'expression française ? Lisez-vous les auteurs marocains ?
ANNE BRAGANCE : Bien sûr, je les lis. J'en connais même quelques-uns : Tahar Ben Jelloun, Driss Chraïbi, Mohamed Choukri, Fouad Laroui ...
MOHAMMED BENJELLOUN : Je vais vous demander de dire ce que signifient pour vous certains mots.
ANNE BRAGANCE : Volontiers.
MOHAMMED BENJELLOUN : Exil
ANNE BRAGANCE : C'est pour moi l'arrachement, l'éloignement, ce qui résulte de l'opération de « dépotage ». Je dis souvent que je suis un nymphéa (autrement dit, un nénuphar) et j'évoque mes racines flottantes...
MOHAMMED BENJELLOUN : Autre
ANNE BRAGANCE : C’est celui dont j'ai besoin, que j'aime éventuellement mais qui entrave ou limite ma liberté (mon frère Alain, au cours de l'enfance, par exemple)
MOHAMMED BENJELLOUN : Culture
ANNE BRAGANCE : C'est tout ce que j'ai acquis par mes lectures, l'expérience, l'écoute des autres et du monde. C'est aussi ce qui, hélas, peut creuser le fossé entre moi et l'autre si nous ne sommes pas au même niveau.
MOHAMMED BENJELLOUN : Identité
ANNE BRAGANCE : Une anecdote pour réponse: jusqu'à la publication de mon premier roman (Tous les désespoirs vous sont permis), je ne savais pas au juste qui j'étais, ce que j'étais: Espagnole, Marocaine, Française? Je ne me suis sentie Française que le jour où j'ai eu entre les mains le premier exemplaire de ce premier livre: c'était ma carte d'identité. J'étais Française puisque j'étais devenue un écrivain français.
MOHAMMED BENJELLOUN : Langue
ANNE BRAGANCE : Il découle de ce qui précède que la langue (française) est le terreau où, faute de mieux, je me suis enracinée.
MOHAMMED BENJELLOUN : Ecriture
ANNE BRAGANCE : L'écriture (ou la littérature) est pour moi le plus sûr moyen de communiquer avec l'autre - toujours si loin, toujours si insaisissable - et de lui tendre la main, de lui dire que, tout comme moi, il appartient à la grande famille humaine.
MOHAMMED BENJELLOUN : Pourquoi Anne Bragance n’est-elle pas très connue au Maroc ?
ANNE BRAGANCE : Je l'ignore, mais cela m'a peinée pendant de longues années. Peut-être ce voyage qui va me permettre de rencontrer le public marocain contribuera-t-il à me faire connaître de ceux parmi lesquels j'ai grandi. C'est en tout cas ce que j'espère du fond du cœur.
 
 
Article publié dans L’OPINION, 24 novembre 2006, rubrique « Culture » (Maroc)
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